Lorsque j’ai décidé de faire des recherches sur les personnes vivant hors des oasis, je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait autant de questions à étudier; parmi tant d'autres, il y en a un qui me fait encore penser, surtout de nos jours.
Marcher dans des grands espaces vous permet d'aborder ce sujet d'une manière différente, en considérant les dimensions non pas comme des caractéristiques physiques mais comme des combinaisons d'attributs variables, dans l'espace et dans le temps, mais aussi et peut-être plus important, dans des espaces et des temps créés par votre imagination. Ce point de départ, où je suis arrivé après plusieurs années à penser et à vivre ces variations, m'a conduit à dissocier les perceptions des dimensions; car vous ne pouvez pas faire confiance à vos propres sens lorsque vous êtes dans le désert (en particulier à vos yeux), c'est la connaissance du territoire que vous traversez sur lequel vous devez baser vos décisions, pas sur vos perceptions sensorielles.
Je ne veux pas théoriser sur le concept de dimension et de perception, je voudrais juste partager certaines situations que j'ai vécu et qui pourraient être utiles, même dans d'autres régions.
dimensions du désert
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La première fois que j'ai réfléchi à ce sujet, c'était à propos des paysages. Le fait qu'ils puissent changer si rapidement montre des sentiments contradictoires sur la relativité de la vitesse. J’ai conduit partout dans le sud du Maroc et j'ai toujours eu la sensation que le désert n'avait que quelques paysages, avec des dunes, des oasis et des pierres. Pour cette raison mon esprit a été bouleversé lors des caravanes que nous avons fait à pied (Projet Qafila), où nous avons traversé jusqu’à 5 paysages différents dans une seule journée, ayant la même sensation qu’en voyageant dans un train à grande vitesse entre Malaga et Madrid, mais au lieu d'aller à 300 km/h, nous marchions à 5 km/h. Plus important encore, j'ai eu aussi la sensation de voyager d'une planète à une autre, comme si j'étais un personnage d'Interstellar (film de Christopher Nolan de 2014), à la recherche d'une planète où s’installer pour survivre. Des planètes des graviers verts, de sable avec des galets blancs, des galets de rivière blancs, des rochers bruns, des rochers noirs... (Quelle est l'importance de la géologie pour comprendre un territoire!).
C'est une situation paradoxale, mais pour voyager entre planètes (à la vitesse théorique de la lumière), il faut ralentir (dans tous les sens) et il faut marcher en touchant et en sentant le sol.
marcher dans le désert est un voyage interstellaire
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Le dernier jour de Qafila Oula, nous avons dû traverser l’ancien passage de caravanes de Foum Lahsen, entre les palmeraies de Ktaoua et M’hamid à Zagora. Je savais que les montagnes que nous avions sur notre gauche étaient la frontière avec l'Algérie et aussi qu'il n'y avait plus d'oasis, du moins, jusqu'à l'Adrar en Mauritanie (à 1 000 km de là). Je me souviens avoir eu une sensation de vertige comme si derrière les montagnes il y avait une falaise géante avec une puissante attraction magnétique au fond qui pourrait m’attraper et me faire tomber. Peu importait que j’ais su que la falaise était une illusion et que le territoire était complètement horizontal, parce que dans mon esprit, il était vertical et profond, très profond...
Maintenant que j’ai été de l'autre côté de ce territoire plié et inconnu, dans la région mauritanienne de l'Adrar, ma perception a radicalement changé (même sans vraiment l’avoir parcouru depuis M'hamid), je n'ai plus de vertige et je sais que je serai en mesure de traverser ces deux territoires sans souci, une fois compris qu’ils étaient dans des dimensions différentes mais complémentaires.
votre esprit peut plier des paysages
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J'ai également appris qu'un paysage peut abriter un autre et que vous ne pouvez pas le voir avant d'y être dedans (parfois la transition peut être soudaine et inattendue). Maintenant, à chaque fois que je visite les régions du sud, je jette un coup d'œil depuis ma voiture, sachant que même si mes yeux voient un seul espace, mon esprit me rappelle qu'il doit y avoir encore plus à l'intérieur, cachés, et que si on veut les découvrir, il va falloir s'arrêter, marcher et se perdre.
des espaces dans des espaces
Le long des routes (nomades), j'ai vu comment la géographie façonnait le territoire que nous traversions; des montagnes, des vallées, des palmeraies, des lits de rivières et de ruisseaux, des dunes, des plaines... des éléments qui génèrent des dimensions où on peut se sentir abandonnés au milieu de nulle part, et pourtant exposés aux dangers, ou bien confinés dans des petites zones, protégés. Dans ces deux situations, nous avons pu établir des lieux intimes pour s'installer et se reposer, mais nous avons aussi pu créer des espaces mobiles en marchant avec les nomades, comme si nous nous déplacions à l'intérieur d'une bulle artificielle mais créée naturellement et spontanément. Depuis, j'ai constaté que nous avons toujours créé autour de nous des espaces intimes et protecteurs, qui pouvaient s'adapter à chaque situation et qu'ils étaient façonnés par la confiance et la complicité entre voyageurs; bien qu'il s'agisse parfois d'espaces physiques délimités par les dunes, par l'ombre d'un arbre, par nos bagages ou tout simplement par un tapis, devenant des habitats architecturaux sans architecture. Parfois il était aussi possible de combiner des frontières réelles avec des frontières illusoires et dans ces cas-là, les dimensions devenaient plus complexes et plus intéressantes.
dimensions superposées
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La méfiance de mes sens s’est confirmée lors de la traversé du lac Iriki, près d’Erg Chegaga (Qafila Thania), un terrain de 20 km de large, sans arbres, sans plantes, sans dunes, sans cailloux... Avant de commencer la journée, l'un des guides, Said, nous avait dit que nous pouvions commencer à marcher vers une petite montagne (Madouar Sghir) et que nous pouvions les attendre là, sous les premiers arbres car il n'y avait aucune possibilité de se perdre. J'ai marché avec M'barek et au début nous nous sommes demandé combien de temps pourrait nous prendre pour y arriver, j'ai répondu que cela dépendait de la taille des arbres que nous pouvions à peine voir en arrière-plan, s'ils étaient grands nous étions loin, mais s'ils étaient petits, nous pourrions arriver plus vite. Le problème est apparu une heure plus tard car les arbres devenaient de plus en plus petits. Cela n'avait aucun sens pour moi, mais à ce moment précis, M’barek partageait avec moi la même pensée, pour lui les arbres diminuaient également. Nous ne pouvions pas comprendre ce qui se passait mais quelque chose n'allait pas avec nos perceptions.
Il y a eu aussi un souci avec les dunes; elles apparaissaient et disparaissaient devant nous. La première pensée a été pour la métaphore des dunes sous forme de vagues marines, mais pourraient-elles vraiment se comporter comme l'eau pour de vrai? Nous trouvions pas une explication mais cela se passait. M’barek et moi pouvions voir très clairement comment il y avait des dunes que nous attendaient avant d’arriver aux arbres «décroissants», bien si plus tard elles n’étaient plus là. En essayant de trouver une justification, nous avons pensé d’abord que nous étions malades, à cause de la chaleur ou du manque d'hydratation. Enfin, nous avons réalisé que les dunes disparaissaient lorsque le soleil était caché par les nuages, c'est-à-dire, c’étaient les ombres qui nous montraient que le terrain n’était plat et qu’il y avait des volumes qui se correspondaient avec les petites dunes.
le désert est un champ de bataille entre l'illusion et la raison
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Un jour (Qafila Thalitha) nous sommes arrivés dans un petit village (Oum Al Alek près d'Akka) pour acheter des légumes, c'était juste avant le coucher du soleil et une fine brume couvrait le ciel. En partant sur la rue principale, la scène était assez troublante, avec les façades des immeubles éclairées par une lumière tamisée et une obscurité noire qui nous attendaient au bout du village. Aucun de nous ne connaissait ce territoire et nous ne savions pas ce qui nous attendait là-bas. Au lieu d'avoir peur, j'étais exultant d'avoir choisi le désert plutôt que la «civilisation», l'obscurité plutôt que la lumière, dans une nouvelle expérience où nous nous déplacions sans références visuelles. Jusqu'à ce moment, j'avais toujours marché la nuit sous le clair de lune, la lumière des étoiles et nous avions toujours installé le camp avant la tombée de la nuit, mais je n'avais jamais cherché un endroit où dormir au milieu de la nuit (noire), sans absolument rien voir.
Dans notre imaginaire, l’obscurité est liée au mal et donc l'obscurité physique (pas la cécité) nous fait peur, spécialement dans le désert et pour cette raison cette expérience a été très puissante, aussi révélatrice, parce que cela a été un moyen de mieux comprendre les dimensions parce que votre vue ne peut pas vous trahir; peu importe si vous pouvez voir un mètre devant vous en utilisant une lamp frontale; vous naviguez dans un espace noir et il n’y a pas d'horizon, pas de références.
marcher dans l'obscurité est la sensation la plus proche de la lévitation
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La veille de notre arrivée à Tighmert (Qafila Thalitha), j'avais vérifié les étapes que nous allions franchir, afin d'avoir une idée du temps nécessaire pour arriver au bout de la caravane. Nous savions que nous allions trouver le fleuve Noun sur notre gauche et que nous allions le suivre jusqu'à une terre cultivée qui était censée être au milieu du trajet. Néanmoins, une fois près du fleuve, j'ai vu au fond un grand espace vert et je me suis demandé, est-ce le jardin ou déjà l'oasis? Cela ne pouvait pas être l'oasis parce que nous n'avions marché qu'une heure et demie et en théorie, cela allait nous prendre trois heures pour terminer le voyage; mais l'image qui m’arrivait insistait sur le fait que l'oasis était plus proche que prévu et elle essayait de me convaincre que la zone verte que j'avais repéré sur les cartes n'était qu'une petite parcelle agricole avec quelques arbres que nous avions déjà dépassé. Malgré les preuves visuelles, mon raisonnement refusait d'accepter cette variation inhabituelle et soudaine des distances car entre le dernier campement et l’oasis il y avait 15 km à parcourir et nous ne pouvions pas les avoir fait en seulement la moitié de temps, surtout avec du vent de face et de la pluie, en définitif, il ne pouvait certainement pas être l'oasis de Tighmert.
Cela devait être la fatigue ou bien mon désir de terminer la caravane, la raison pour laquelle mon esprit essayait encore et encore de me convaincre que ces arbres étaient déjà l'oasis de Tighmert. Lorsque nous avons quitté le jardin, j'ai réalisé que mes sens avaient complètement tort et que mon raisonnement, basé sur les données topographiques, était correct.
le désir est un dangereux constructeur d'illusions et de dimensions
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Dans certains endroits, la géographie est si complexe que sans GPS, il est très compliqué de se positionner, même en utilisant des cartes précises. Quand il y a tant de montagnes, de ruisseaux et de micro-vallées à l'intérieur des vallées, il est très facile de se perdre, comme cela m'est arrivé pendant deux jours lors de Qafila Rabiaa (entre Foum Lachar et la rivière Lmahsar près d’Erg Chegaga). Nos guides connaissaient l'itinéraire mais pas si bien pour contrôler les distances et les temps pour se rendre d'un point à un autre, par consequence ils ne pouvaient pas expliquer exactement où nous étions. C'était une sensation étrange parce que je me suis habitué à ce genre de situation, de ne pas savoir se repérer, quand il y avait que des dunes ou quand le terrain était plat, sans montagnes ou arbres autour, mais cela ne m'était jamais arrivé quand j'étais entre montagnes et vallées.
Un excès d'informations peut être déroutant et aveuglant si vous ne savez pas reconnaître les références clés, indépendamment des suggestions que vos sens peuvent vous faire. Dans d’autres cas, vous pouvez penser qu’il n'y a pas de références (il y en a toujours dans un désert) mais pour les trouver, vous devez d'abord décoder les dimensions dans lesquelles vous naviguez.
naviguer dans le désert nécessite des décryptages constants des codes
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Pendant les premiers jours de Qafila Oula, nous avons d’abord zigzagué entre les dunes, puis nous avons marché tout droit car le terrain était complètement plat et compact, sans avoir besoin de suivre un chemin. C'était génial de ressentir la même liberté que vous avez en naviguant en mer. Un jour, nous nous dirigions vers un point précis que nous pouvions voir de loin et nous avons commencé à suivre un chemin étroit et sinueux entre cailloux, mais à moment donné il a commencé à nous éloigner de la ligne droite théorique, en nous faisant marcher plus longtemps jusqu’à notre destination. À cet instant, je me suis dit, pourquoi suis-tu ce chemin si il est plus long au lieu de marcher où tu veux telle que tu as fait depuis le début?
Dans des nombreux aspects de nos vies, nous suivons des directives ou des règles qui nous ont été imposées (d’autres ont été choisies par nous-mêmes), en nous laissant emporter et en perdant ainsi la capacité de nous remettre en question si elles étaient appropriées ou non, en craignant que si nous sortons du chemin, nous aurons tort ou nous nous perdrons.
Le désert nous offre différentes options pour y naviguer mais dans la plupart des cas, ce sont les éléments qui décideront notre chemin, pas nous, en sachant d'ailleurs que les circonstances vont changer constamment et à n’importe quel moment, en nous obligeant à changer de chemin, à passer d'une dimension à une autre en permanence. Pour cela il faut être entraîné et il faut surtout savoir accepter ces changements.
certaines dimensions nous obligent à nous remettre en question nous-mêmes
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En septembre 2013, j'ai dormi pour la première fois sous les étoiles sur un vaste territoire, complètement plat et sans rien autour de moi à 20 km. Couché au sol et tournant la tête d'est en ouest, j'avais une vue étonnante à 180° sous le ciel étoilé, même avec la Voie lactée. Néanmoins, ce qui m'a vraiment choqué, c'était la perception d'être sous le dôme céleste, un concept dont nous avons tous entendu parler mais impossible à observer depuis les villes. Ces expériences sont difficiles à oublier et depuis lors, chaque fois que je viens dans le désert, j'essaie de dormir dehors, sous les étoiles; c'est devenu un besoin vital et si je peux le faire avec des nomades encore mieux, car c'est la meilleure façon pour comprendre leur relation avec les étoiles, et donc avec l(eur) univers.
Après des années à marcher, à parler et à apprendre des nomades, ma position à partir de laquelle je regarde les étoiles a changé, je ne peux pas le comprendre ou l'expliquer, mais je sens que je ne suis plus un simple observateur distant sous un dôme, maintenant j'ai l'impression d'être un élément de plus dans un espace multidimensionnel et cette prise de conscience me permet désormais de me déplacer librement dans mon propre monde.
le désert est un dispositif de lancement spatial unipersonnel
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J'ai essayé d'expliquer la complexité des dimensions dans le désert, leurs variations, leurs échelles et leurs limites selon ma propre expérience. Peut-être que la caractéristique principale que je distinguerais serait la capacité du désert à (nous) changer nos perceptions, en nous permettant de créer de nouvelles frontières et donc de nouveaux espaces réels et imaginaires. Par ailleurs, j'ai réfléchi récemment si cette capacité persiste lorsque nous sommes en ville et je pense que oui, sauf que ces «dimensions urbaines» sont définies par d'autres références et codes, la plupart artificiels et inutiles, d'où le fait que les dimensions résultantes soient déformées, en nous affectant d'une manière directe et négative.
Dans mon cas personnel, il y a des périodes durant lesquelles je m'enferme dans mon appartement et dans mon bureau, pour finir des projets et pouvoir ainsi revenir dans le désert. Dans ces moments, je sais que je suis coincé entre quatre murs, dans une petite ville limitée par deux mers et une frontière, cependant, cela ne m'empêche pas de penser aussi que je vis dans une zone géographique plus large, le détroit de Gibraltar, et grâce à mes amis et à mes activités (pédagogiques, culturelles, de recherche...), ma zone de mouvement est désormais délimitée par trois «mers» (Méditerranée, Atlantique et Sahara) et par consequence mes limites ne sont plus celles de ma ville; d'ailleurs, dans les années à venir j'espère que ce sera le fleuve Sénégal ma nouvelle limite et que mon territoire vital sera celui des anciens nomades et caravanes.
Le désert m'a appris à créer mes propres dimensions; réelles et imaginaires; variables et adaptables à chaque instant et en toutes circonstances; des dimensions qui peuvent être organisées en constellations à partir d'éléments partageant des affinités. Pour y arriver, il est impératif, comme dans le désert, d'apprendre à se méfier de ses sens (et ainsi nous isoler des interférences) et à bien choisir ses repères afin de composer des constellations où l’on puisse naviguer sereinement.
le désert est une compilation de constellations
Ceuta, avril 2020
textes et images Ⓒ Carlos Perez Marin